THE PLACE BEYOND THE PINES
(DEREK CIANFRANCE)
Après « Blue Valentine », Derek Cianfrance livre un « thriller existentiel » qui frôle la perfection : un film qui suit sur plusieurs années les souffrances entre pères et fils. Le spectateur, alors confronté à ce qu’il croit n’être qu’un thriller, découvre toute une dimension existentielle à propos des relations père-enfant. Aperçu de quelques points forts de ce chef d’oeuvre.
Secret, silence et bouleversement existentiel entre pères et fils:
Dans la première partie du film, Luke apprend qu'il a un fils (Jason). Cet événement bouleverse la vie du cascadeur puisqu’à travers lui se révèle sa vocation paternaliste, son envie de construire une famille. C’est la mère de son ancienne amante qui le lui apprend. Le secret est dit mais se manifeste trop tard pour le héros qui comprendra qu’il ne pourra former la famille souhaitée. Lorsque Luke sait qu'il risque l’emprisonnement ou la mort en raison des nombreux braquages qu'il commet pour subvenir aux besoins de son fils, il contacte par téléphone celle qui a été sa compagne pour lui exprimer sa dernière volonté : ne jamais révéler à son jeune fils le voyou qu’il fut. On découvrira en effet que le jeune fils de Luke ne connaîtra que trop tardivement le nom et prénom de celui qui fut son géniteur. Ce fils, vivant sous le sceau du silence et du secret tout ce qui entoure sa filiation véritable, connaîtra par ce non-dit : déboires, angoisses - en étant hanté par ce père absent. De son côté, le jeune policier promu pour avoir arrêté et tué Luke qui fuyait après son braquage, avoue au psychiatre ne plus pourvoir regarder en face son propre enfant, depuis qu'il sait que sa victime était, tout comme lui, jeune père avec un garçon du même âge. En devenant adolescent, le fils du policier semble hanté par le lourd silence et lourd secret que son père semble conserver au fond de lui puisqu’il le sent absent et distant. Ce fils souffre donc du mutisme paternel, parce qu'il ignore la culpabilité refoulée de son père. Le film est donc construit autour des silences et des secrets pères/fils, inscrivant les personnages dans ce qui désormais forme leur destinée.
Le spectateur face à l’histoire.
Derek Cianfrance ne se contente pas de dérouter le spectateur en le soumettant à un banal thriller : il lui aménage une place toute particulière. Grâce à deux procédés originaux selon nous. Le premier : le réalisateur américain a l’art de bouleverser le statut des personnages : l’acteur principal meurt et se trouve remplacé (comme dans certains romans de James Ellroy), un acteur secondaire obtient le rôle principal mais disparaît à nouveau et deux enfants qui apparaissaient dans l’arrière plan au début du film, surgissent désormais sur le devant de la scène, reléguant ensuite en figurants ceux qui occupaient les feux des projecteurs. Contrairement au procédé original de Alejandro Gonzales Inarritu, qui s’amuse - notamment dans amours chiennes - à nous montrer les péripéties des personnages que l’on suit, et à renouveler ensuite notre perception à partir d’une toute autre histoire où d’autres personnages croisent au hasard les premiers (et ce, trois fois de suite, et plus encore dans 21 grammes), Derek Cianfrance reconfigure de manière dynamique les rôles des acteurs : plus de « rôle principal », de « second-rôle ». Tout se reconstruit selon les moments clefs de l’histoire. Le second : D. Cianfrance donne au spectateur des informations sur les relations entre personnages qui ne seront pourtant jamais partagées et dévoilées entre les personnages du film. Ainsi, nous savons tous que le garagiste ami de Luke a saboté sa moto. Quand le fils de Luke retrouve une quinzaine d’années après ce même homme, et l’interroge sur la moto de son père, ce dernier répond qu’elle a été confisquée par la police. Or, seul le spectateur sait qu’il n’en est rien. De même, le jeune fils de Luke à nouveau, ne saura jamais que si sa mère ne lui a jamais parlé de son père, c’est parce qu’elle garde en secret la dernière volonté de cet homme qu’elle a connu, et qui voulait que son propre fils ignore tout de lui. De même, seul le spectateur sait que le policier a tué Luke en tirant le premier, et non en ripostant par légitime défense, pas même son propre fils qui ne comprendra jamais la culpabilité de ce père tout au long de sa vie. Dispositif renforçant selon nous l'émotion du spectateur qui en sait plus que les personnages eux-mêmes, ce qui renforce la dimension tragique puisque les personnages de l'histoire ignorent ces secrets qui dénoueraient leurs problèmes.
Le symbolisme religieux : baptême, agenouillement et souffrance muette.
S’il y a bien un point commun entre les personnages, c’est leur souffrance silencieuse. Lorsque Luke décide d'aller au baptême de son fils en assistant discrètement à la scène où sont réunis son ancienne amante et le père adoptif, nous entendons les cris du bambin dans l’église et le prêtre espérer un avenir radieux au jeune enfant. Or, c'est tout le contraire qui se réalisera : déchéance, spleen et perdition du fils – jusqu'au moment où l'enfant, marchant dans la droite ligne de son père, décide d'acheter une moto. Les plans le montrent visuellement : à une génération de distance, la route qu’empreinte le père est la même que celle du fils sur son vélo, lequel finit par acheter une moto et par disparaître. Ensuite, bien que se hissant à plusieurs reprises sur l'estrade policière et briguant un poste de distinction qu'il réussit à avoir par chantage, c'est pourtant « en tombant à genoux » dans la forêt et en larmes devant le fils de Luke qu'il exprime enfin sa souffrance. Ces personnages partagent un même destin que ce symbolisme religieux suggère, entre culpabilité, souffrance, pardon et réconciliation souhaitée. Si le repos finit par surgir, il ne sera pas synonyme de paix.
Le temps, le passé et les souvenirs.
Mais Derek Cianfrance nous donne aussi une grande leçon de psychologie en retour. Les personnages ne se contentent pas de rester marqués par des événements passés qui les traumatisent et auxquels ils penseraient mentalement ; c’est la présence matérielle des souvenirs qui importe : volonté de Luke d'immortaliser la scène avec son fils par la photographie, photo conservée dans le portefeuille du jeune policier, pile de magazines chez l'ancien garagiste braqueur et ami de Luke qui conserve des documents sur lui, décoration du policier conservée dans son appartement. Bref, derrière le décor tout en surface, des portes dévoilent un fond qui laisse filtrer un passé partout présent mais jamais révélé, et une photographie circulant de mains en mains, de génération en génération. Les souvenirs se matérialisent et ne se résument pas au rappel d’images mentales. Ils sont d'abord des objets matériels auxquels se réfèrent les personnages qui les gardent jalousement comme des talismans, des fétiches dans leurs poches, portefeuilles, cartons et qui font le lien entre présent et passé. A-t-on en effet oublié que les souvenirs ne sont pas seulement des images du passé que notre esprit rappelle, mais des objets que nos intentions animent puisque grâce à eux ils font le lien entre présent et passé ? Le régime des passions au XVIIème siècle nous le suggère : Mme de Sévigné n'a-t-elle pas regretté ne pas posséder un objet ou une mèche de cheveux de feu son mari ? Ce sont des objets banals qui sont ici souvenirs. Qu'on revisualise cette belle scène où Jason conserve les lunettes de son père en les retrouvant, ignorant pourtant que son paternel lui avait déjà fait porter lorsqu'il n'avait que quelques mois (signe à nouveau d'un destin).
Il y aurait certes de nombreuses séquences à commenter pour leur esthétique (sans compter l'éclairage somptueux) : ainsi l’ouverture du film, ou cette scène bouleversante dans la roulotte où en étant allongé avec sa compagne, Luke affirme vouloir voir son enfant manger sa première glace, avoir le plaisir de savoir qu’il est le premier a partager la joie de son fils - la jeune femme se tournant allongée face caméra et se mettant à pleurer - scène à peine visible puisque seule la moitié de son visage apparaît dans l'encadrement.
Sur le même thème « père-enfant » : Le retour de A. Zvaguintsiev, + Père et fils de A. Sokourov.
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