mardi 8 décembre 2015

29 PALMS (BRUNO DUMONT)
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Les paysages chez B. Dumont.

Afficher l'image d'origine Dans une interview, Bruno Dumont a été explicite sur la signification des décors et des lieux qu'il  filmait : ces derniers n'ont aucun sens réaliste car ils reflètent avant tout l''âme des personnages. Il ne s'agit donc pas de voir le village où se déroule son film "La vie de Jésus", ni les Flandres, ni le désert de « 29 Palms » - mais l'expression psychologique d'un état d'esprit. Dans « la vie de Jésus », le personnage principal n'a aucune perspective sur son avenir, aucun horizon. Il emprunte donc sans cesse des routes qui ne mènent nulle part ; il rêve avec sa compagne d'un lieu où aller, mais reste assis dans un manège qui tourne en rond. Dans « Hors-satan » , autre exemple, la jeune femme, enfermée dans une problématique dont elle ne sort pas, semble prisonnière d'un décor qui l'encercle. Dans « 29 Palms », la dimension du désert est plus existentielle :  il incarne le vide que vivent les deux protagonistes de l'histoire. Nous avons ici une lecture semble-t-il romantique des paysages reflétant un état d'âme. Le peintre romantique Caspar David Friedrich écrivait à ce sujet : « Le peintre ne doit pas peindre seulement ce qu'il voit en face de lui, mais aussi ce qu'il voit en lui. » : B. Dumont semble nous peindre ce qui est au sein d'un personnage même si ce dernier ne perçoit pas encore ce qui est en lui : la perspective exprime le méta-point de vue du réalisateur sur l'état d'esprit d'un être et pas nécessairement le point de vue du personnage qui aurait conscience de sa condition.
Afficher l'image d'origineCe désert reflète le fond naturel d'où l'être humain a émergé et auquel il reste relié. La société, la culture n'ont pas transformé la nature humaine - tout juste masqué cette dernière : elles figurent dans ce désert qu'elles n'ont pas modifié. Dans son roman Le cauchemar climatisé, l'américain H. Miller rappelait effrayé avoir traversé son pays pour découvrir l'inexistence culturelle sur plus de 900 kilomètres : hôtel, désert, station service, centre commercial et rien d'autre. C'est ce décor qui surgit dans le film de Bruno Dumont : ses personnages sont tout juste habités d'une fine couche de culture. Non que celle-ci n'existe pas : mais derrière elle règne une réalité plus vaste que nos sociétés camouflent mais que le décor du film rappelle au spectateur : il n'existe en l'homme qu'un grand vide - et les plans larges du réalisateur nous le suggèrent en montrant la vastitude du désert et la petitesse des personnages qui semblent insignifiants ; le réalisateur nous dévoile à nouveau le peu d'incidence de la dimension culturelle sur l'être humain lorsque les personnages retournent en ville (symbole du social) pour acheter de la nourriture, dormir ou regarder une émission à propos de laquelle il est dit « cela doit être artistique » - suggérant une certaine distance avec la réalité culturelle et une plus grande proximité avec un cycle naturel (comme nous allons le voir après). Même la grande surface a un nom qui rappelle la vacuité omniprésente : "Desert Ranch" ; même le grand camion bleu où se protège Katia la nuit après avoir été chassée par David porte comme inscription "29 Palms" - nom de la région désertique, et même un panneau de signalisation indique sobrement « 29 Palms ». Le désert n'est pas ici un lieu mais la réalité omniprésente de l'être humain qu'il traîne partout dans ses déplacements. Même le tableau accroché dans la chambre d'hôtel représente un paysage vide qui se reflète dans l'eau selon une mise en abîme où il n'existe rien.


Les personnages
Afficher l'image d'origine Bruno Dumont nous donne une leçon digne de la philosophie pascalienne : les êtres « s'agitent » (et le verbe est de Pascal dans ses « pensées »). Or, s'agiter ce n'est pas agir. Si pour Pascal le chasseur n'utilise pas la chasse (son moyen) pour rechercher le gibier (sa fin) mais utilise le gibier comme un moyen pour chercher à être occupé (par la chasse elle-même comme fin), de même, dans le film de B. Dumont, les êtres ne cherchent pas à marcher et errer (leur moyen) pour faire des repérages photos (leur finalité) mais utilisent le repérage comme un prétexte pour flâner sans trêve (leur but). Il n'y a pas en effet d'actions, de véritables projets chez les personnages : le photographe censé être en repérage, ne fait rien et ne poursuit aucun objectif identifiable. Une pensée de l'agitation se substitue ainsi à la pensée de l'action. Les routes ne mènent nulle part si ce n'est à nouveau au désert. Les êtres semblent emprunter des nationales pour se laisser vivre et rester dans leur vide intérieur. La pensée du réalisateur nous semble aussi illustrer un autre grand principe de la philosophie de Gabriel Tarde qui affirmait dans son ouvrage L'opposition universelle qu'il est impossible de comprendre un sujet humain si on le pense à partir de la notion d'identité ou de substance : seule une théorie des rythmes nous permet d'approcher la réalité d'un individu. N'est-ce pas ce que suggère et montre B. Dumont ? Les personnages sont en effet enfermés dans un rythme, un cycle qu'ils répètent : tension sexuelle / décompression et détente ; tension sexuelle / décharge et détente... Copuler, se reposer ; copuler et se reposer encore et encore. Puis, errer et manger ; errer puis manger à nouveau ... sorte de grand cycle vital, organique et cosmique... Enfin, Bruno Dumont nous livre aussi sa propre vision de la communication entre les êtres. Le personnage de Katia est volontairement difficile à comprendre, parlant un franglais plus ou moins clair – symbole de la difficulté de deux êtres à se saisir. A plusieurs reprises, David s'écrie : "Je ne comprends pas la moitié de ce que tu dis", "J'aimerais avoir une conversation cohérente avec toi", et lorsque Katia parle au chien : "cela m'étonnerait qu'il comprenne ton français". Mais cette absence de compréhension n'engendre pourtant pas une solitude qui ferait souffrir les personnages - comme chez le cinéaste Bergman. Il n'y a pas ici un idéal de communication à atteindre. Les acteurs n'éprouvent tout au plus que désœuvrement, irritation. Aucun idéal de communication n'est ici visé, seule une intercompréhension minimale suffirait à garantir une efficacité pragmatique. B. Dumont ne substitue pas une pragmatique de la parole à l'éthique du discours dont il aurait la nostalgie - il va jusqu'à nous montrer que même les discours pratiques au sein du couple semblent minés par une certaine incompréhension.

Le corps et la parole.

Afficher l'image d'origineLorsque Katia apprend à conduire, elle raye la voiture que David finira par réparer avec du « polish ». Quant aux corps humains, ils s'abîment sans pouvoir toutefois se réparer : le corps nu de Katia est couvert de bleus si on l'observe, ce qui explique aussi le rythme traumatique du rire et des larmes dans lequel elle semble emprisonnée ; le corps et le visage de David finiront par devenir marqués, et ce chien rencontré est mutilé qui sautille sur ses trois pattes. Il ne semble y avoir aucune réelle réparation des corps blessés : le corps est traumatisé. La scène où Katia gratte l'écorce d'un arbre semble rappeler cette nécessité pour un corps de survivre comme il peut en se protégeant : n'est-ce pas étrange de voir cet arbre persister dans ce désert grâce à son écorce ? Cela ne suggère-t-il pas que les êtres humains réussissent à s’adapter comme ils peuvent avec leur peau, leur corps ? Ce dernier est plus présent que la parole comme le prouve la bande sonore : cris, râles, mastication, copulation, respiration, pieds qui traînent dans le désert et la communication est au strict minimum. Il existe des échanges mais pas de dialogues. Il en est de même de la relation entre les êtres : aucun n'est indifférent à l'autre, mais aucun ne se soucie vraiment d'autrui ; aucun ne prête attention à l'autre mais personne n'ignore son partenaire. Les êtres semblent coordonner leurs mouvements et leurs paroles comme des métronomes qui se synchronisent, et s'ajustent les uns aux autres - mais jamais ne collaborent : David marche et Katia suit, David conduit et Katia ensuite – et la leçon de conduite à deux échoue lamentablement quand elle prétend à la collaboration mutuelle. Les êtres marchent tantôt côte à côte sans se côtoyer pour être l'un auprès de l'autre, tantôt l'un se trouve devant son partenaire qui, laissé à l'arrière, le poursuit pour être après lui – comme le suggèrent de nombreuses séquences. Ni réellement proche, ni réellement distant. B. Dumont montre l'ambiguïté de l'expression « être-avec » autrui, dont le rapport est loin d'être clair puisqu'il ne cesse d'alterner entre un « être auprès de l'autre » et un « être après cet autre ».

Autrui et la sexualité :
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Contrairement au tantrisme qui pense l'accomplissement intime de l'être humain à travers l'acte sexuel, le sexe chez B. Dumont s'avère l'expression d'une violence qui s'extériorise en s'assouvissant. La conception de la sexualité semble hygiénique : il est nécessaire de décharger une tension qui se révèle violente dans l'acte. Il n'y a pas d'osmose sexuelle entre Katia et David : chacun jouit de son côté. Mais David ne perçoit pas cette violence parce que le rapport est mutuel et consenti. Il ne perçoit pas cette violence, cette sorte de domination symbolique qu'il inflige à l'autre, parce que son désir sexuel est justement partagé. Lorsqu'il ne l'est plus, le spectateur prend conscience de cette violence : en effet, en le violant, l'agresseur de David jouit et copule exactement comme lui lorsqu'il s'accouple à Katia (même position, même cri, même égoïsme auto-centré). L'amour, car le mot est utilisé par Katia, n'est pourtant qu'une illusion qui camoufle un rapport de force, la violence d'une pulsion qui se décharge en utilisant l'autre. Il semble que chez le réalisateur français un lien secret lie les signifiants « violer » et « violence », l'un impliquant l'autre.

Lorsqu'il n'a pas de fonction identifiable, autrui devient une menace : la serveuse de restaurant, peu sympathique, la glacière ou les jeunes qui viennent se baigner dans la piscine de l'hôtel sont à peine considérés, mais les voitures aux vitres teintées provoquent une certaine angoisse lorsqu'elles surgissent sans qu'on puisse identifier les êtres et la raison de leur présence. La rencontre avec l'autre est toujours une menace potentielle. Que fait cet autre, que fait le regard d'autrui si ce n'est érotiser ou sexualiser le corps observé ? Cela commence par Katia qui fait une scène de jalousie dans le restaurant puisque David regarde une autre femme. Cela se poursuit avec les agresseurs de David qui le mettent à terre, fesses en l'air pour le sodomiser. Le corps, à la fois objet meurtri et objet de jouissance pour moi et l'autre : lorsque Katia fait l'amour avec David sur le lit à l'hôtel, elle crie, jouit et pleure. De même, l'agresseur de David crie, jouit et pleure à son tour. B. Dumont s'accorderait parfaitement avec le poète Paul Valéry pour dire que « si les regards pouvaient enfanter ou tuer, les rues seraient remplies de femmes enceintes et jonchées de cadavres ». Il ne faut pas oublier que Bruno Dumont était (est encore?) un enseignant en philosophie : il ne peut ignorer le thème du regard dans L'être et le néant de J.-P. Sartre, lequel affirmait qu'autrui me transforme en objet par sa perception, me faisant éprouver des émotions comme la honte lorsque par exemple je suis surpris à observer une personne par le trou d'une serrure. Mais B. Dumont est pire que Sartre : le regard de l'autre ne m'objective qu'à la condition de m'érotiser, ou, mieux : me sexualiser - et me brutalise par sa présence et son contact. Les corps sont donc violents et blessés tout à la fois – par la sexualité et dans la sexualité.

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