29 PALMS (BRUNO DUMONT)
Les
paysages chez B. Dumont.
Dans
une interview, Bruno Dumont a été explicite sur la signification
des décors et des lieux qu'il filmait : ces derniers n'ont aucun
sens réaliste car ils reflètent avant tout l''âme des personnages.
Il ne s'agit donc pas de voir le village où se déroule son film "La
vie de Jésus", ni les Flandres, ni le désert de « 29
Palms » - mais l'expression psychologique d'un état d'esprit.
Dans « la vie de Jésus », le personnage principal n'a
aucune perspective sur son avenir, aucun horizon. Il emprunte donc
sans cesse des routes qui ne mènent nulle part ; il rêve avec
sa compagne d'un lieu où aller, mais reste assis dans un manège qui
tourne en rond. Dans « Hors-satan » , autre exemple, la
jeune femme, enfermée dans une problématique dont elle ne sort pas,
semble prisonnière d'un décor qui l'encercle. Dans « 29
Palms », la dimension du désert est plus existentielle :
il incarne le vide que vivent les deux protagonistes de
l'histoire. Nous avons ici une lecture semble-t-il romantique
des paysages reflétant un état d'âme. Le peintre romantique Caspar
David Friedrich écrivait à ce sujet : « Le peintre ne
doit pas peindre seulement ce qu'il voit en face de lui, mais aussi
ce qu'il voit en lui. » : B. Dumont semble nous peindre ce
qui est au sein d'un personnage même si ce dernier ne perçoit pas
encore ce qui est en lui : la perspective exprime le méta-point
de vue du réalisateur sur l'état d'esprit d'un être et pas
nécessairement le point de vue du personnage qui aurait conscience
de sa condition.
Ce désert reflète le
fond naturel d'où l'être humain a émergé et auquel il reste
relié. La société, la culture n'ont pas transformé la nature
humaine - tout juste masqué cette dernière : elles figurent dans ce
désert qu'elles n'ont pas modifié. Dans son roman Le cauchemar
climatisé, l'américain H. Miller rappelait effrayé avoir
traversé son pays pour découvrir l'inexistence culturelle sur plus
de 900 kilomètres : hôtel, désert, station service, centre
commercial et rien d'autre. C'est ce décor qui surgit dans le film
de Bruno Dumont : ses personnages sont tout juste habités d'une fine
couche de culture. Non que celle-ci n'existe pas : mais derrière
elle règne une réalité plus vaste que nos sociétés camouflent
mais que le décor du film rappelle au spectateur : il n'existe en
l'homme qu'un grand vide - et les plans larges du réalisateur nous
le suggèrent en montrant la vastitude du désert et la petitesse des
personnages qui semblent insignifiants ; le réalisateur nous
dévoile à nouveau le peu d'incidence de la dimension culturelle sur
l'être humain lorsque les personnages retournent en ville (symbole
du social) pour acheter de la nourriture, dormir ou regarder une
émission à propos de laquelle il est dit « cela doit être
artistique » - suggérant une certaine distance avec la réalité
culturelle et une plus grande proximité avec un cycle naturel (comme
nous allons le voir après). Même la grande surface a un nom qui
rappelle la vacuité omniprésente : "Desert Ranch" ;
même le grand camion bleu où se protège Katia la nuit après avoir
été chassée par David porte comme inscription "29 Palms"
- nom de la région désertique, et même un panneau de signalisation
indique sobrement « 29 Palms ». Le désert n'est pas ici
un lieu mais la réalité omniprésente de l'être humain qu'il
traîne partout dans ses déplacements. Même le tableau accroché
dans la chambre d'hôtel représente un paysage vide qui se reflète
dans l'eau selon une mise en abîme où il n'existe rien.
Les
personnages
Bruno Dumont nous donne
une leçon digne de la philosophie pascalienne : les êtres
« s'agitent » (et le verbe est de Pascal dans ses
« pensées »). Or, s'agiter ce n'est pas agir. Si
pour Pascal le chasseur n'utilise pas la chasse (son moyen) pour
rechercher le gibier (sa fin) mais utilise le gibier comme un moyen
pour chercher à être occupé (par la chasse elle-même comme fin),
de même, dans le film de B. Dumont, les êtres ne cherchent pas à
marcher et errer (leur moyen) pour faire des repérages photos (leur
finalité) mais utilisent le repérage comme un prétexte pour flâner
sans trêve (leur but). Il n'y a pas en effet d'actions, de
véritables projets chez les personnages : le photographe censé être
en repérage, ne fait rien et ne poursuit aucun objectif
identifiable. Une pensée de l'agitation se substitue ainsi à la
pensée de l'action. Les routes ne mènent nulle part si ce n'est à
nouveau au désert. Les êtres semblent emprunter des nationales pour
se laisser vivre et rester dans leur vide intérieur. La pensée du
réalisateur nous semble aussi illustrer un autre grand principe de
la philosophie de Gabriel Tarde qui affirmait dans son ouvrage
L'opposition universelle qu'il est impossible de comprendre un
sujet humain si on le pense à partir de la notion d'identité ou de
substance : seule une théorie des rythmes nous permet
d'approcher la réalité d'un individu. N'est-ce pas ce que suggère
et montre B. Dumont ? Les personnages sont en effet enfermés dans un
rythme, un cycle qu'ils répètent : tension sexuelle / décompression
et détente ; tension sexuelle / décharge et détente...
Copuler, se reposer ; copuler et se reposer encore et encore. Puis,
errer et manger ; errer puis manger à nouveau ... sorte de grand
cycle vital, organique et cosmique... Enfin, Bruno Dumont nous livre
aussi sa propre vision de la communication entre les êtres. Le
personnage de Katia est volontairement difficile à comprendre,
parlant un franglais plus ou moins clair – symbole de la difficulté
de deux êtres à se saisir. A plusieurs reprises, David s'écrie :
"Je ne comprends pas la moitié de ce que tu dis",
"J'aimerais avoir une conversation cohérente avec toi", et
lorsque Katia parle au chien : "cela m'étonnerait qu'il
comprenne ton français". Mais cette absence de compréhension
n'engendre pourtant pas une solitude qui ferait souffrir les
personnages - comme chez le cinéaste Bergman. Il n'y a pas ici un
idéal de communication à atteindre. Les acteurs n'éprouvent tout
au plus que désœuvrement, irritation. Aucun idéal de communication
n'est ici visé, seule une intercompréhension minimale suffirait à
garantir une efficacité pragmatique. B. Dumont ne substitue pas une
pragmatique de la parole à l'éthique du discours dont il aurait la
nostalgie - il va jusqu'à nous montrer que même les discours
pratiques au sein du couple semblent minés par une certaine
incompréhension.
Le
corps et la parole.
Lorsque Katia apprend à
conduire, elle raye la voiture que David finira par réparer avec du
« polish ». Quant aux corps humains, ils s'abîment sans
pouvoir toutefois se réparer : le corps nu de Katia est couvert de
bleus si on l'observe, ce qui explique aussi le rythme traumatique du
rire et des larmes dans lequel elle semble emprisonnée ; le
corps et le visage de David finiront par devenir marqués, et ce
chien rencontré est mutilé qui sautille sur ses trois pattes. Il ne
semble y avoir aucune réelle réparation des corps blessés : le
corps est traumatisé. La scène où Katia gratte l'écorce d'un
arbre semble rappeler cette nécessité pour un corps de survivre
comme il peut en se protégeant : n'est-ce pas étrange de voir cet
arbre persister dans ce désert grâce à son écorce ? Cela ne
suggère-t-il pas que les êtres humains réussissent à s’adapter
comme ils peuvent avec leur peau, leur corps ? Ce dernier est plus
présent que la parole comme le prouve la bande sonore : cris, râles,
mastication, copulation, respiration, pieds qui traînent dans le
désert et la communication est au strict minimum. Il existe des
échanges mais pas de dialogues. Il en est de même de la relation
entre les êtres : aucun n'est indifférent à l'autre, mais aucun ne se
soucie vraiment d'autrui ; aucun ne prête attention à l'autre
mais personne n'ignore son partenaire. Les êtres semblent coordonner
leurs mouvements et leurs paroles comme des métronomes qui se
synchronisent, et s'ajustent les uns aux autres - mais jamais ne
collaborent : David marche et
Katia suit, David conduit et Katia ensuite – et la leçon de
conduite à deux échoue lamentablement quand elle prétend à la
collaboration mutuelle. Les êtres marchent tantôt côte à côte
sans se côtoyer pour être l'un auprès de l'autre, tantôt l'un se
trouve devant son partenaire qui, laissé à l'arrière, le poursuit
pour être après lui – comme le suggèrent de nombreuses
séquences. Ni réellement proche, ni réellement distant. B. Dumont
montre l'ambiguïté de l'expression « être-avec »
autrui, dont le rapport est loin d'être clair puisqu'il ne cesse
d'alterner entre un « être auprès de l'autre » et un
« être après cet autre ».
Autrui
et la sexualité :
Contrairement au
tantrisme qui pense l'accomplissement intime de l'être humain à
travers l'acte sexuel, le sexe chez B. Dumont s'avère l'expression
d'une violence qui s'extériorise en s'assouvissant. La conception de
la sexualité semble hygiénique : il est nécessaire de
décharger une tension qui se révèle violente dans l'acte. Il n'y a
pas d'osmose sexuelle entre Katia et David : chacun jouit de son
côté. Mais David ne perçoit pas cette violence parce que le
rapport est mutuel et consenti. Il ne perçoit pas cette violence,
cette sorte de domination symbolique qu'il inflige à l'autre, parce
que son désir sexuel est justement partagé. Lorsqu'il ne l'est
plus, le spectateur prend conscience de cette violence : en
effet, en le violant, l'agresseur de David jouit et copule
exactement comme lui lorsqu'il s'accouple à Katia (même position,
même cri, même égoïsme auto-centré). L'amour, car le mot est
utilisé par Katia, n'est pourtant qu'une illusion qui camoufle un
rapport de force, la violence d'une pulsion qui se décharge en
utilisant l'autre. Il semble que chez le réalisateur français un
lien secret lie les signifiants « violer » et
« violence », l'un impliquant l'autre.
Lorsqu'il n'a pas de
fonction identifiable, autrui devient une menace : la serveuse
de restaurant, peu sympathique, la glacière ou les jeunes qui
viennent se baigner dans la piscine de l'hôtel sont à peine
considérés, mais les voitures aux vitres teintées provoquent une
certaine angoisse lorsqu'elles surgissent sans qu'on puisse
identifier les êtres et la raison de leur présence. La rencontre
avec l'autre est toujours une menace potentielle. Que fait cet autre,
que fait le regard d'autrui si ce n'est érotiser ou sexualiser le
corps observé ? Cela commence par Katia qui fait une scène de
jalousie dans le restaurant puisque David regarde une autre femme.
Cela se poursuit avec les agresseurs de David qui le mettent à
terre, fesses en l'air pour le sodomiser. Le corps, à la fois objet
meurtri et objet de jouissance pour moi et l'autre : lorsque
Katia fait l'amour avec David sur le lit à l'hôtel, elle crie,
jouit et pleure. De même, l'agresseur de David crie, jouit et pleure
à son tour. B. Dumont s'accorderait parfaitement avec le poète Paul
Valéry pour dire que « si les regards pouvaient enfanter ou
tuer, les rues seraient remplies de femmes enceintes et jonchées de
cadavres ». Il ne faut pas oublier que Bruno Dumont était (est
encore?) un enseignant en philosophie : il ne peut ignorer le
thème du regard dans L'être et le néant de J.-P. Sartre,
lequel affirmait qu'autrui me transforme en objet par sa perception,
me faisant éprouver des émotions comme la honte lorsque par exemple
je suis surpris à observer une personne par le trou d'une serrure.
Mais B. Dumont est pire que Sartre : le regard de l'autre ne
m'objective qu'à la condition de m'érotiser, ou, mieux : me
sexualiser - et me brutalise par sa présence et son contact. Les
corps sont donc violents et blessés tout à la fois – par la
sexualité et dans la sexualité.
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