mardi 8 décembre 2015


SALO - OU LES 120 JOURNEES DE SODOME (PASOLINI)
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Introduction :

      Dans son dernier film ("Love"), qui fait suite à ses précédentes réalisations telles que "Irréversible" ou "Enter The Void", Gaspard Noé évoque à nouveau la place de la sexualité et de l'amour dans l'existence, en inventant un personnage qui est le porte-parole de sa conception cinématographique : le jeune héros, en effet, étudiant en art, veut devenir réalisateur afin de créer une oeuvre où il est question à la fois de sexe et de sentiment : les deux choses les plus essentielles dans l'existence d'après lui. Il ajoute encore, à un autre moment du film, qu'il n'existe que trois éléments qui constituent sa cosmologie : le sang, les larmes et le sperme. Rejeter le sexe sans amour, ou l'amour sans sexe, tel est le but du réalisateur Français. Le spectateur découvre à plusieurs reprises dans la chambre du héros, des affiches de films de P.P. Pasolini , réalisateur qu'admire Gaspard Noé et qui a déjà fait part de son admiration pour le cinéaste de "Salo". Mais à part nous "montrer" du sexe et des personnages qui disent qu'il faut parler d'amour, Gaspard Noé n'a rien à nous en dire - contrairement à Pasolini qui, tout à l'inverse, nous donne de terribles leçons dans Salo - ou les 120 journées de Sodome.  


Du plaisir à la jouissance :

     Il faut lire Sade pour mieux comprendre le film de Pasolini qui lui est fidèle (et qui a d'ailleurs conseillé au spectateur de regarder la version française qu'il a supervisée et non la version italienne). Dans Justine ou les infortunes de la vertu, il existe une phrase clef qui selon nous éclaire de nombreux aspects du film : il vaut mieux jouir sans aimer qu'aimer sans jouir. Voilà le leitmotiv du marquis de Sade. Il s'agit donc de l'histoire des hommes qui inventent tous les moyens possibles pour trouver la jouissance. Non le plaisir, mais la volupté. C'est l'intensité qui est recherchée. Si la jouissance n'est plus « l'effet » de l'acte sexuel parce qu'il devient un « but » (l'objectif), alors autrui devient un moyen de parvenir à cette fin. Le film relate ainsi les différents procédés utilisés par ceux qui sont prêts à tout pour rechercher cette jouissance. Car il ne s'agit pas d'éprouver le plaisir mais bien la volupté. Le film montre donc à quel point l'être humain est capable pour éprouver la jouissance d'user de tous les moyens. Il faut donc considérer l'autre comme un objet permettant la satisfaction, non comme un sujet ; il faut alors le considérer comme un moyen  purement instrumental. 

Afficher l'image d'origine       Contrairement à ce qu'on pourrait croire, le sadisme de Sade ne signifie pas : faire souffrir autrui pour éprouver un plaisir. Sade estime que dans un rapport sexuel l'homme ne peut jamais être certain du plaisir donné à autrui parce qu'il peut toujours mentir, simuler ou exagérer son ressenti. Ce qui provoque un certain complexe d'infériorité, une blessure dans l'amour propre. Au contraire, lorsqu'il s'agit de la souffrance, l'homme qui l'inflige est toujours certain de la douleur qu'il impose à l'autre. Cette certitude provoque cette fois-ci la jouissance de celui qui l'inflige et un sentiment de puissance ou de supériorité. C'est dans un contexte plus politique qu'il convient de faire ici une analogie car le film de Pasolini se situe dans un monde fasciste : si l'homme n'est jamais certain de donner la jouissance à la femme (qui peut mentir ou exagérer) il sera toujours certain de la souffrance qu'il lui inflige, de sa douleur qui est le signe de sa victoire. Il tirera donc une satisfaction de cette certitude. Dans le pouvoir politique il en va de même : le maître n'est jamais certain d'être aimé de ses sujets ; mais il est certain de la souffrance qu'il leur inflige et de la peur comme de la crainte qu'il leur inspire. L'humiliation et la souffrance ne sont pas feintes. La jouissance ne passe donc pas nécessairement par le sexuel mais se fait à travers lui, et grâce aux moyens qui conduisent à la souffrance et à cette humiliation : qu'il s'agisse de l'ondinisme, ou de forcer autrui à la coprophilie, ou encore d'animaliser l'autre qui se voit réduit à n'être qu'une proie pour un homme qui se veut son prédateur (comme en témoignent de nombreuses scènes...). L'organisation politique où la sexualité se trouve instrumentalisée rappelle cette autre vérité du discours sadien : derrière le désir sexuel il n'existe en fait qu'un rapport de proie à prédateur. Le pouvoir chasse, soumet, utilise et détruit.

Le rôle du discours et des histoires :

      A plusieurs moments dans le film l'histoire se trouve entrecoupée par de nombreux récits érotiques qui ont une fonction précise. Michel Foucault a très bien montré dans une conférence tenue à l’université de Buffalo en 1970 le rôle du récit et du discours chez Sade : le corps est physiologiquement limité pour rechercher sa jouissance (fatigue, impuissance érectile, irritation des organes) et doit connaître le repos. Or, le récit et l'imagination peuvent prendre le relais, continuer à fantasmer pour entretenir constamment un climat sexuel que le corps ne peut à lui seul permettre. Mais le récit a aussi une autre fonction, car la jouissance se nourrit de deux procédés : la création d'histoires inédites grâce à la narration pour éveiller le désir par l'imagination ; et l'utilisation du nouveau pour empêcher l'habitude et la monotonie afin de créer l'excitation. Le langage ne s'oppose plus au plaisir corporel : il produit lui-même du plaisir : plaisir de raconter, d'imaginer, de se montrer, de dévoiler des scénarios, de réduire l'autre a un auditeur qui voit ce que son bourreau pense lui faire... Sade et Pasolini montrent à quel point le sexuel est relié à la vision et à l'ouïe.
     

Afficher l'image d'origine Mais les causes de ce plaisir ne semblent exister que parce que l'idée de « sacré » est implicitement présente. Les fascistes du film jouissent en effet d'enfreindre ces lois sacrées, les lois du respect et de l'intimité. C'est le franchissement de cet interdit, sa destruction qui va procurer le plaisir. Toutes les scènes du film le prouvent : les hommes et les femmes ne plaisent plus par leur intimité, leur visage ou leur pudeur. Au contraire, il n'y a excitation qu'en violant ces registres : ainsi, les hommes observent la nudité de leurs victimes de force ; observent une dentition en ouvrant la bouche ; observent à l'aide d'une lampe torche le derrière de tous ceux qui sont obligés de s'accroupir. Non seulement les codes de la beauté sont subvertis (ce n'est plus le visage qui plaît mais les fesses, les dents, la poitrine exhibés de force) mais c'est la désacralisation qui crée l'excitation [1]. La scène du mariage simulée le prouve : il s'agit de se moquer d'une valeur institutionnalisée et de l'enfreindre. De même, lorsque les maîtres se déguisent en pseudo-divinités. De même encore lorsqu'il s'agit de détruire les tabous à l'égard du corps pour rappeler à l'homme son origine naturelle (le forcer à manger les excréments, le forcer à la sodomie puisque le plaisir que l'acte procure est supposé donné par la nature). C'est au nom du naturel et du biologique (plaisir, corps) que le sacré est enfreint. On pourrait s'inspirer du paradoxe que P. Klossowski a découvert chez Sade et qui explique la haine de ces personnages : il faut bafouer le sacré et le divin pour jouir, mais il faut donc croire en ce divin. Or, c'est ce que récuse Sade qui en veut donc à Dieu de ne pas exister : il est obligé de supposer l'existence de dieu et du sacré pour imaginer avoir le plaisir d'enfreindre ces lois. Or, comme Dieu n'existe pas, le personnage est envahit de haine. En effet, pour justifier la jouissance de l'infraction, il faut croire au sacré. Si ce dernier n'existe pas, alors il n'y a aucun tabou brisé. De même dans le film, les personnages enfreignent le sacré pour jouir, tout en sachant qu'il n'existe pas : ce qui crée leur colère imprévisible. Ce conflit vécu chez les personnages fascistes créent leur dangerosité potentielle. Ce que la scène suivante rappelle : lorsqu'un soldat amoureux brandit la main en l'air (appel à une valeur?), la haine envahit les maîtres qui le fusillent.



La position du spectateur :


Afficher l'image d'origine   Le génie de Pasolini consiste à mettre le spectateur dans la même position que celle des bourreaux qu'il condamne : ainsi, les tortionnaires regardent comme des objets sexuels les prisonniers, ce que le spectateur ne peut manquer de faire lorsqu'on les lui montre aussi. Lorsque l'un des bourreaux regarde aux jumelles les tortures infligées à un jeune homme, le spectateur ne peut pas ne pas voir à son tour ces punitions. Lorsqu'on montre la dentition des jeunes femmes aux bourreaux, le spectateur est mis aussi à contribution. Lorsqu'on analyse à la lampe torche les fesses des hommes et des femmes, le spectateur à nouveau regarde ce que les bourreaux regardent. Ainsi, Pasolini crée une position bien particulière et inconfortable pour le spectateur : il alterne entre voir ce que voient les bourreaux, et voir comme s'il était un bourreau : il visionne ces corps qui sont montrés et mis à nu. Ce n'est donc pas du voyeurisme et de l'exhibitionnisme gratuit mais une stratégie ; les plans cinématographiques font que je deviens « comme » ce tortionnaire et ce bourreau : un voyeur, qui ose peut-être regarder sans gêne grâce au cinéma ce qu'il n'ose faire en réalité. Ces jumelles, ces lampes torches, ces fenêtres à travers lesquelles, à la fin, le fasciste regarde, ne sont-elles pas des métaphores des écrans de cinéma, de ses projecteurs – comme dans le fameux Fenêtre sur cour de A. Hitchcock ?

1] On peut utilement se référer à cette remarque de M. Kundera dans son excellent recueil de nouvelles Risibles amours. L'écrivain tchèque rappelle que l'érotisme n'existe que par les sous-entendus, l'implicite et l'ambiguïté dans les gestes et les discours. Ce qui crée une certaine sensualité. Chez Sade et dans Salò, au contraire, il n'y a pas d'érotisme car pas d'ambiguïté. Ce qui fait la dimension plus pornographique qu'érotique. De même, l'excitation n'existe que dans le sentiment de supériorité et d'humiliation.

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