LE MIROIR (JAFAR PANAHI)
L'enfant comme stratégie.
Le personnage principal est un enfant, comme dans de nombreux films iraniens contemporains : il semble utilisé de manière stratégique pour contourner la censure. Au lieu en effet de parler directement des problèmes de la société iranienne, Panahi en parle indirectement à partir d'un récit qui semble éloigné des préoccupations de sa culture. Ingéniosité du procédé, puisque le spectateur qui suit les déboires de l'héroïne découvre et entend les soucis des hommes et des femmes (dans le bus, le taxi...) : nous suivons l'histoire centrale (d'une enfant) centrée sur ses problèmes, mais découvrons à la périphérie du récit les angoisses des adultes. La censure ne peut donc pas reprocher (en théorie) à Jafar Panahi sa critique et sa dénonciation de sa société puisqu'il n'en fait pas l'objectif du film. Mais c'est précisément la stratégie malicieuse du réalisateur. Il en va de même dans son autre film somptueux : Sang et or – histoire d'un livreur de pizza nous entraînant dans plusieurs quartiers de Téhéran et devenant le témoin d'un bourgeois désoeuvré, de la discrimination policière, et de l'indifférence de la population pour cet ancien combattant qu'est ce pizzaiolo ayant défendu autrefois l'Iran. On pourrait comparer ces films à une anamorphose en peinture (lorsqu'on regarde une toile pour voir une image, il suffit de reculer physiquement pour découvrir alors une autre image – comme dans certaines toiles de Dali, par exemple « A la manière d'Arcimboldo »). Le film de Panahi pourrait être une sorte « d'anamorphose cinématographique » : au premier plan en effet, nous avons les problèmes de la jeune héroïne, et en toile de fond ceux des personnages extérieurs à cette histoire. Or, en reculant intellectuellement, on découvre que le problème de l'héroïne est englobé dans les vrais autres soucis de la société iranienne et n'en est qu'une partie dans une totalité. Car si son problème finira par se résoudre, les soucis de la communauté iranienne ne le sont toujours pas à l'heure actuelle. C'est peut-être l'une des raisons du titre du film (si la traduction française est correcte : un miroir ne cherche-t-il pas à refléter la réalité ? Stendhal comparait le roman à un miroir qu'on promène sur la route pour en montrer la réalité. N'y a-t-il pas la volonté chez le cinéaste de faire du cinéma un miroir qu'on promène aussi sur la route ? - d'autant plus que le film est le récit d'un trajet qui emprunte rues, ruelles et routes).
Un cinéma qui pense l’enfant.
Toutefois, Jafar Panahi n'utilise pas seulement l'enfant comme un moyen pour dévoiler les problèmes des adultes dans la société iranienne. En effet, il pense l'enfant avec le cinéma et donne une leçon aux adultes. Référons-nous à l'ouvrage de Cyrulnik « la naissance de la parole ». Dans ce livre, l'auteur montre comment l'enregistrement vidéo et les ralentis sur images ont permis aux psychologues de redécouvrir et de repenser le développement du langage chez les enfants. Or, Panahi nous permet aussi de redécouvrir l'enfant grâce au cinéma : il filme en effet l'héroïne en respectant son échelle, sa perspective (cabine téléphonique, dans le bus, devant l'école – toute la première partie du film) : ce n'est certainement pas un hasard.
Car dans Le ballon blanc, autre histoire similaire (du même réalisateur) avec un enfant laissé à lui-même, surgit une réflexion sur la perspective : une jeune fille vivant chez ses parents qui possèdent un jardin avec un bassin dans lequel nagent des poissons rouges, découvre chez un vendeur un même poisson plus gros et plus beau dans un bocal posé sur une étagère. En achetant ce poisson, elle éprouve une déception puisque sa beauté et sa grosseur ne provenaient que du bocal qui le grossissait et qui en modifiait l'échelle. D'où la leçon suivante : il faut savoir regarder les choses à partir d'une certaine perspective pour en découvrir (et sauvegarder) la valeur. Dans ce film, Jafar Panahi ne nous donne-t-il pas la même leçon ? Pour penser l'enfant, ne faut-il pas en effet l'observer à partir de sa propre échelle ? Panahi ne nous montre-t-il pas du coup ce que sont une rue, un bus, un passage piéton, une cabine téléphonique pour un enfant : lisibilité et visibilité étant dans le film difficiles (les plans sont écrasés, les objets se distinguent à peine, la vue est bouchée, et le visage des adultes peu visibles) ? Ce genre de réflexion se retrouve chez l'artiste Bill Viola dans certaines de ses vidéos qui montrent des objets sous des perspectives inédites en réfléchissant sur le microcosme et le macrocosme (ainsi un enfant qui voit un gâteau d'anniversaire qui semble énorme avec tout autour des adultes redressés).
Mais le cinéaste nous montre aussi que l'enfant n'est pas malléable, n'est pas une matière amorphe que les adultes construisent et informent selon leurs modèles culturels : il réplique, résiste, remet en question, réagit, insiste, confronte les adultes à leur contradiction, les critique (dans la deuxième partie, l'enfant ne cesse de dire « non! ». Dans la théorie psychanalytique de Spitz, le « non » est le moyen grâce auquel l'enfant s'affirme – et découvre et manifeste son identité). De même, le cinéaste iranien nous montre la véritable intelligence créatrice de l'enfant : confronté à un problème inédit, à un obstacle qu'il doit résoudre par ses propres moyens, il doit trouver des solutions inédites - contrairement aux adultes plus dogmatiques qui font preuve de moins d'ingéniosité que l'héroïne.
La cassure de la deuxième partie.
1 Il est fort possible que le procédé utilisé par le cinéaste au milieu de son film soit un clin d'oeil à A. Hitchcock qu'il admirait. Panahi rappelle souvent qu'en étant étudiant, l'accès aux archives de son école lui avait été accordé, lui permettant ainsi de découvrir avec fascination les films du célèbre réalisateur britannico-américain. Tous ses courts métrages néo-réalistes se veulent hitchcockiens (d'après lui) ! N'y a-t-il pas un clin d'oeil à Psychose ici ? Tout le monde connaît la scène classique de l'assassinat dans la douche. Cette scène culte est aussi stratégique vu le moment où elle apparaît dans la narration. En effet, le maître du suspens nous montre une secrétaire qui vole l'argent de son employeur, qui fuit et se réfugie dans son hôtel : à ce moment du film, le spectateur se demande ce que va faire la jeune femme, et se pose la question de savoir si elle sera traquée et retrouvée. Or, Hitchcock a très bien conscience des questions que le spectateur se pose et qu'il va manipuler. Car à cet instant, une scène improbable dans le récit surgit : un assassinat en apparence gratuit ! Le spectateur est donc étonné, et le récit bascule. Jafar Panahi ne fait-il pas la même chose dans son film ? Le spectateur, familier des questions de la fillette, ne prévoit pas le revirement de situation à partir d'une scène improbable : le jeune fille refuse de continuer le tournage !
2 Avec cette cassure, nous découvrons les raisons pour lesquelles l'enfant refuse de poursuivre le film. Son discours sur le banc avec la vieille femme nous permet en effet de comprendre l'image de soi d'un acteur : que dit l'héroïne si ce n'est sa crainte de se montrer pleurnicharde et maladroite aux spectateurs à cause de son plâtre ? Cette naïveté touchante où elle confond sa personne et son personnage interroge pourtant toute la psychologie inconsciente du spectateur et de l'acteur. Ses craintes ne révèlent-elles pas en effet notre psychologie, qui projette souvent les qualités du personnage sur la personne réelle ? Ainsi, l'acteur de cette vieille série Dallas des années 80, Harry Hagman qui jouait un homme assez cruel (JR Ewing) a reçu dans sa carrière des lettres de menace de la part des spectateurs qui imaginaient cet homme aussi mauvais dans la réalité ! De même, ne découvrons-nous pas les caprices et soucis des acteurs, qui préfèrent avoir de bons rôles et briller devant l'écran, être idéalisés ? Harrisson Ford et Brad Pitt se sont tant querellés sur le tournage d' « Ennemis rapprochés » (impression d'être moins filmé, d'avoir un rôle plus secondaire que l'autre) que le film a failli ne jamais s'achever ! Aussi, le cinéma semble reproduire ce qui existe dans la réalité : prendre l'être pour l'apparence, chercher à paraître en cachant son être, ou idéaliser les autres et/ou soi-même. Le titre du film à nouveau est révélateur et éloquent : le cinéma est un miroir qui révèle l'acteur et le spectateur en les confrontant à eux-mêmes. A ce sujet on peut regarder le film de Tsai Ming Liang : "Good Bye Dragon Inn", assez corrosif, puisqu'il se pose indirectement la question de savoir ce qu'est un spectateur de cinéma aujourd'hui e nous montrant le public d'une salle de cinéma (les amoureux, les nostalgiques de films anciens, les curieux, les agités cherchant à s'occuper...)
3 Mais Jafar Panahi joue sur les codes de la fiction et du documentaire. Et le film est aussi révélateur de son titre : le cinéma est un miroir à travers lequel il peut se percevoir pour se réfléchir (Jean Cocteau, dans un célèbre jeu de mot, ne disait-il pas que les miroirs devaient réfléchir avant de renvoyer des images ?) ; dans la deuxième partie, nous percevons désormais l'équipe de tournage, le crépitement du son, la fiction, les problèmes pour réaliser et finir un long métrage - puisque la jeune enfant rappelle qu'elle n'est pas malade, qu'elle est dans une classe supérieure ; de même aussi, un acteur (le jeune chauffeur de bus) rappelle avoir été payé pour se déplacer, qu''un costume lui a été offert au même titre que sa coupe de cheveux. Le client d'un chauffeur de taxi rappelle qu'il est la voix officielle de John Wayne, alors qu'on ne verra jamais son visage. La première partie semblait une fiction (peut-être aussi documentaire sur les enfants), et la seconde flirte avec le docu-fiction ou la fiction documentaire. La première partie en effet se pose la question de savoir comment un enfant en Iran peut se débrouiller ; comment celui-ci est accueilli par les adultes ; quels problèmes la société iranienne rencontre - puis, par la suite, le film se transforme, en apparence, en documentaire fictif – car pourquoi Jafar Panahi continue-t-il à filmer ? Pour finir le film avec cette jeune actrice ? Ou pour montrer dans son long métrage qu'il y aurait un autre film à faire sur les caprices de l'acteur et la psychologie d'un spectateur qui prend les apparences pour le réel ?
Le titre
On comprend alors la raison d'être du titre : miroir au travers duquel montrer et dévoiler les problèmes d'une société, miroir grâce auquel montrer et penser l'enfant, miroir grâce auquel encore montrer comment le cinéma se fait, et miroir enfin pour nous révéler la psychologie des acteurs, et la nôtre en tant que spectateur.
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